Informatisez moi……Informatisez moi……Et vous ! Informatisez-vous !!!!
En 2002, quand le Département du Nord décide d’informatiser le service social polyvalent de secteur (SSP), en choisissant le pire parmi les 3 scénarios réfléchis par des étudiants/chercheurs, c’est-à-dire en décidant d’informatiser le dossier social des personnes, il rejoint le mouvement général de la numérisation du monde et des services publics en général, sans que jamais et nulle part il n’y ait eu de débats démocratiques sur l’utilité de cette informatisation généralisée ni sur ses conséquences.
Cette informatisation de tout est devenue une telle évidence que juste la questionner expose à des qualificatifs peu glorieux : archaïsme, rejet de la modernité, de la marche du monde, passéisme etc ! Et très souvent la démarche est ridiculisée.
Mais c’est pas grave on a décidé de s’y coller quand même, et lors du dernier comité social territorial, à l’occasion de la présentation du tout nouveau logiciel AST (pour Action Sociale de Terrain) qui remplacera ce cher vieux INESS dans les semaines à venir, nous avons avancé nos arguments.
Que ce soit INESS et maintenant « parcours solidarités/AST », il ne s’agit ni plus ni moins que de modéliser le travail social, qui n’est pourtant, par nature, absolument pas réductible à ses outils. En le faisant on prend le risque majeur de la simplification, de la réduction du métier à sa fonctionnalité, son opérationnalité. On prend le risque de le dénaturer et de modifier profondément ses pratiques. On prend le risque de l’appauvrir.
C’est ce qui a été observé avec INESS quand la sémantique du logiciel a pris la place des mots du travail social et que les professionnels ont commencé à avoir des difficultés à parler de leur métier autrement que par les « modes d’intervention » ou le catalogue des dispositifs ! L’outil a véritablement, pris la place du cerveau et le risque est grand que cela se reproduise avec le nouveau logiciel, surtout quand on tient compte des pressions exercées pour qu’il soit rempli de manière exhaustive., pour rendre compte à l’institution sans se préoccuper de l’intérêt de l’usager.
Le fondement du travail social, son outil principal, c’est la relation de confiance et sa qualité (sans elle rien n’est possible).
Sa matière première c’est le travailleur social lui-même, son engagement, son énergie, ses convictions, son éthique. C’est immatériel et unique, et c’est peut-être pour ça que ça n’a plus beaucoup de valeur ! C’est l’opposé même de la dépersonnalisation et de la standardisation induites par l’outil informatique.
Pourtant comme le rappel le Haut conseil au travail social (HCTS), le travail social va bien au-delà de la simple recherche de solutions concrètes (des « services proposés » comme le logiciel AST le prévoit), bien au-delà de la recherche de solutions simples à des problématiques complexes parce qu’humaines, solutions de type catalogue, référentiel, listes déroulantes et on en passe et des meilleures.
Mais c’est vrai que dans une société ou seule compte la réponse apportée qui soit quantifiable, l’outil informatique a sans doute encore de beaux jours devant lui dans ce qui ne sera peut-être plus le travail social.
Même si nous n’avons pas de doute sur les intentions de tous les services qui ont travaillé autour de ce logiciel, comme d’ailleurs le groupe projet composé de professionnels, ils sont, comme tout le monde, emportés par cette vague incontrôlable, il est particulièrement difficile de souscrire à des affirmations telles que :
- Le logiciel vise à faciliter l’accompagnement des personnes.
- Le logiciel rend plus lisible l’accompagnement pour la personne qui en bénéficie.
- Le logiciel permet d’assurer la continuité de service
- Le logiciel permettra la reconnaissance du travail du SSP.
Ce qui facilite l’accompagnement, c’est le temps, les moyens humains, la prise en compte des besoins des populations, le respect des populations.
Ce qui rend lisible l’action des TS, c’est la qualité de la relation, l’écoute active, l’éthique. Ce qui permet la continuité de service ce sont des équipes complètes et stables. Ce sont les discussions professionnelles informelles qu’il s’agit de réhabiliter. C’est la technicité des TS qu’il s’agit de reconnaitre. En pénurie de moyens humains, l’outil informatique vise aussi à rendre les intervenants interchangeables, ce qui est totalement antinomique avec le travail social et son essence. A moins de ne faire de ces travailleurs sociaux que des opérateurs de dispositifs.
Et c’est particulièrement triste d’entendre que le logiciel permettra de reconnaitre et mettre en valeur le boulot effectué par le SSP. A quoi servent donc tous les échelons hiérarchiques dont ça devrait être aussi le boulot !!
Reconnaitre le travail social c’est aussi lui faire confiance, mettre à disposition des moyens conséquents et qui permettent de rendre qualitatives les interventions, c’est admettre que la prévention n’est pas toujours mesurable à court terme et surement pas avec les indicateurs que ce choisissent les décideurs.
Quant au logiciel AST lui-même, contrairement à INESS, ce n’est pas un outil développé par les services départementaux, sa conception a été externalisée et ça coûte d’ailleurs bonbon !! 1,6 million d’euros ! On aurait pu en créer des postes avec ça. La structure et la sémantique utilisées sont très contraintes et peu de de choses sont modifiables.
Même si nous reconnaissons qu’il y a une amélioration notable dans la constitution du dossier de la personne, qui essaie de faire apparaitre la méthodologie du travail social et plus seulement un découpage totalement artificiel en « modes d’interventions ». Néanmoins, c’est encore la logique de parcours qui est retenue. Un parcours ça commence, il y a des étapes et ça se termine sur la base d’objectifs atteints ou pas. Les travailleurs sociaux accompagnent des histoires de vie, pas des parcours, et quand une personne utilise le SSP comme lieu des ressources et vient y chercher ponctuellement mais régulièrement (les situations qu’on qualifie trop facilement de chroniques) un coup de main pour pouvoir mener une vie suffisamment bonne, où est le problème ?
Les travailleurs sociaux accompagnent des situations singulières, uniques, toutes les « solutions » devraient être crées sur mesure, nous devons faire de la dentelle !!!
L’utilisation d’un logiciel de gestion des situations sociales implique de nouvelles responsabilités pour les travailleurs sociaux, nous invitons l’ensemble de nos collègues à en avoir conscience. Ils doivent en premier lieu s’assurer que les données qu’ils saisissent sont pertinentes et nécessaires à l’action envisagée. Les commentaires sur tel ou tel comportement n’ont pas leur place dans les espaces de rédaction. Rappelons qu’au regard de la loi c’est bien la personne qui saisit l’information qui en est responsable ! La sécurité des données est une autre obligation, les TS doivent être en permanence vigilants quant à l’accès aux informations qu’ils saisissent, par qui, pour quoi ? Le droit à l’oubli et le droit d’accès et de rectification des données sont également des notions essentielles introduites par le RGPD (règlement général de la protection des données). Un ensemble d’obligations que les travailleurs sociaux doivent avoir en tête, ils peuvent se faire aider en consultant régulièrement le site de la CNIL sur lequel des fiches techniques sont éditées. C’est un repère essentiel pour les collègues qui interrogent leur pratique et leur responsabilité vis-à-vis des populations.
C’est très difficile aujourd’hui de remettre en cause l’informatisation générale qui semble s’imposer à tous comme une évidence. Pourtant certains s’en émeuvent et essaient d’attirer l’attention sur les conséquences négatives, en particulier pour les usagers du service public.
Les conséquences sur nos vies et même sur le développement des enfants commencent à être objectivées, au point où un pays comme le Danemark, qui est rarement qualifié d’archaïque, vient de retirer tous les outils numériques de l’éducation nationale pour revenir au papier, crayons et livres.
Ça devrait tous, au minimum, nous interroger.
Tout en étant conscients de l’aspect un peu dérisoire de notre vote, au Comité Social Territorial du 29 novembre, nous nous sommes positionné contre l’informatisation du dossier social de la personne ou de la famille. De INESS à AST nous y étions et nous y sommes opposés et nous prenons le risque d’être considérés comme des utopistes ou de doux rêveurs ou même de ne pas avancer avec notre temps !